ENTRETIEN N.3 – MARIE CARANGI – RECIFE (PERNAMBOUCO) – 19.01.18
Suplexangai est un espace de rencontre et de recherche situé près du centre historique de Recife, ville principale de l’État du Pernambuco, première région du Nord-Est lorsqu’on arpente la côte depuis Bahia. Ancienne colonie hollandaise jusqu’en 1654, c’est une ville portuaire moins colorée que Salvador et surtout moins touristique, même si elle est réputée pour son carnaval. Je découvre ici un vaste loft au troisième étage de l’Edificio Pernambuco. La vue panoramique permet d’entrevoir le fleuve. Dans ce grand open space, un élément prépondérant attire mon attention. J’aperçois une estrade, une scène en bois -conçue par l’artiste Silvan Kalin- qui servait autrefois de bureau. L’étage était alors occupé par une maison d’édition, Editora Aplicacao. Lorsque l’entreprise quitte les lieux, Marie Carangi choisit avec d’autres d’en faire sa résidence. Elle collabore avec plusieurs personnes et souhaite créer un espace hybride, à la fois public et privé. Elle veut y observer ce qu’on ne peut plus mettre au travail dans les centres d’art ou les galeries : l’expérimentation, la spontanéité de la recherche, la prise de risque, la possibilité de tester des hypothèses. Parfois, elle intègre les cartes blanches données aux artistes invités. Pendant une journée ou une soirée, elle se mêle à leurs performances ou discussions. La distinction entre le programmateur et l’artiste n’a alors plus lieu d’être.
Nous nous asseyons à même la scène, foulée par plusieurs personnes dans une multitude de contextes. J’observe des cadres emplis de mèches de cheveux. Une très longue mèche est suspendue sur le mur d’en face. Agglomérées dans un recoin, comme des intrus, des parasites, quelques petites boules de couleur brune, blonde, blanche et châtain forment des constellations de planètes imaginaires. Une planche à découper est posée au bord de la scène. Elle est rouge, une machette l’accompagne. Ces objets semblent attendre le déclenchement d’une action. Suis-je dans une mise en scène ? Ai-je un rôle à jouer ici, des éléments à activer ? Quelques phrases sont épinglées au mur, écrites sur du papier brillant : “vous êtes splendide”. Sur une table, il y a un petit miroir rond où l’on se mire entre des lettres de paillettes rouges : “vous êtes beau “. Je ne sais pas si je suis dans un cabaret, un salon de coiffure, un théâtre ou un atelier. Marie Carangi me montre un portrait d’elle à 16 ans. Ses cheveux sont lissés, collés tout contre son visage. Ils l’encercle, le façonne. Sur cette banale photo d’identité, pas de joyeuse et libre ondulation, pas de boucles afros. Je souris lorsqu’elle me dit qu’elle voudrait me couper les cheveux à la fin de l’entretien. “Ils sont très longs, il faut les couper, juste un peu”. L’artiste me raconte qu’il y a encore dix ans, il était très mal vu de sortir avec les cheveux naturellement bouclés. Il fallait enfouir toute origine non-européenne, toute trace d’une filiation africaine ou indigène.
Marie Carangi se forme à l’école d’architecture de Recife. Au cours de ses études, elle se met à couper les cheveux de ses amis, à l’occasion de soirées festives. Elle y prend goût. Cela devient une habitude, entre deux verres, deux danses, deux discussions. Puis, on lui demande de couper de jour, pour mieux voir. Son agenda se remplit. Elle crée un salon de coiffure ambulant, la Peluqueria Carangi. Ce salon s’active de jour comme de nuit, lors de fêtes ou sur les terrains abandonnés de Recife, jusqu’à Paris face à la pyramide du Louvre ou à Cannes pendant le Festival. Comme les vendeurs ambulants omniprésents au Brésil, elle se munit parfois d’un microphone, afin de promouvoir ses services et d’attirer le chaland. Pour son diplôme en 2013, elle analyse et exploite le potentiel performatif de ce salon nomade, catalyseur de déplacements et de relations. C’est à partir de ces expériences qu’elle développe une approche performative et sonore.
Marie Carangi aborde les relations entre corps, espace et identité par le prisme de la performance et de l’architecture. En inventant ces dispositifs éphémères, où l’on vient se faire couper les cheveux à l’air libre, elle atténue la frontière entre sphère privée et publique. Elle propose un non-lieu, un instant où le rapport au corps est inversé et où les notions d’intime et d’identité sont données à voir de manière inédite. Par ce déplacement, elle exploite le potentiel dramaturgique d’une telle action, aussi banale soit-elle. C’est aussi ce dont elle traite avec “Corte estilo guillotina”. Pendant cette performance, elle coupe les cheveux à l’aide d’une machine utilisée par les imprimeurs et les éditeurs. Sous la lame tranchante, elle recueille les mèches des intrépides volontaires. Une catharsis opère : certain-e-s crient, sursautent ou éclatent de rire. Par ces convulsions, Marie Carangi souhaite susciter de l’inconfort et révéler les relations de confiance ou de méfiance qui peuvent naître d’une situation aussi absurde qu’extrême. Elle fait du cheveu un outil, un prétexte, le symbole d’un corps parasite. Comme avec les mèches de cheveux qu’elle roule en boule et dissémine, ou dont elle fait d’étranges guirlandes qui viennent recouvrir une poitrine nue.
À Brasilia, au centre du pays, elle utilise cette fois son corps entier avec la performance “Monumentits”. Elle opère un changement d’échelle en habitant la façade du Théâtre National avec deux autres femmes torses nus. Elles seront expulsées par un groupe d’hommes. À Rio, la performance “Marxha das cem tetas” est l’occasion d’éprouver à nouveau la nudité, cette fois en groupe. Un noyau de femmes avance dans la ville, fredonnant des chants spirituels improvisés. La marche façonne un seul corps, un bloc constitué de mouvements et voix interconnectés qui s’enfonce dans la ville. Rien ne viendra perturber cette bulle lente et tranquille qui forme une présence inédite à la ville, à la fois subversive et apaisée. Dans le cadre de la résidence “Margens”, l’artiste réitère ce protocole à Belem, à la limite de l’Amazonie. Cette fois, le groupe de femmes achève une traversée en bateau, d’une ville à une île. Ces actions collectives très protocolaires ont un caractère quasi militaire. L’armée d’amazones torses nues traverse une société et se confronte à ses carcans.
Les performances de Marie Carangi créent une dissonance, une perturbation qui déstabilise le cours naturel des choses. Dans la plupart de ses projets, elle instaure des icônes de fiction. Ces icônes viennent contrer l’oppression quotidienne subie par nos corps, l’automatisation des comportements, l’identité uniformisée dont nous sommes abreuvés. L’artiste déconstruit cet ordre établi une première fois lorsqu’elle rugit, avec “Gritofonia”, vidéo-performance où elle se trouve seule au milieu de la nature. Elle hurle longuement un cri strident, sans montrer le moindre signe d’épuisement. Avec “Téta Lirica”, elle utilise un teremin, instrument de musique qui fonctionne grâce au mouvement de sa poitrine sans cesse en mouvement. En donnant un rôle à sa poitrine, elle assume ici une normalité qui n’existe pas. L’objectif de Marie Carangi est d’inventer des coutumes qu’elle distille, comme lorsqu’elle décide de faire du top less à la plage, pratique très peu répandue au Brésil. Une femme lui demande alors si c’est dorénavant “permis”, elle rétorque “oui”, sans la moindre hésitation. L’artiste annule les frontières entre l’art et la vie, l’art et la société, la fiction et la réalité. Selon elle, il existe un corps social de la femme construit par le machisme. Ses performances lui permettent de bâtir une autre narration du corps, de le reconnecter à sa nature propre, sa spontanéité, son animalité, au-delà des limites instituées. Finalement, je n’échappe pas à la machette et laisse une mèche à Marie Carangi.
Élise Girardot
Photos tous droits réservés : Marie Carangi