ENTRETIEN N.5 – DANILO CARVALHO – PARNAÍBA (PIAUÍ) – 1.02.18
L’État du Piauí, passage transitoire pour les voyageurs, se trouve entre le Ceará et le Maranhão, deux régions emblématiques du Nord-Est brésilien. C’est l’un des plus pauvres états ; une situation constante depuis le XVIIe siècle. Son économie se développe avec les cultures de coton, de riz, de canne à sucre et de manioc. Le littoral du Piauí s’étend sur 66 km seulement, exception notable due à son histoire coloniale. Les colons arrivèrent ici de l’intérieur, depuis les terres bahinaises. À 7h, à la gare routière de Parnaíba, je suis une touriste observée et exotique. Luís, un homme de 62 ans, me demande si je suis venue de l’Europe en train. Il m’aide à me repérer et me propose de traverser le centre-ville ensemble. Parnaíba se développe autour de son delta. La végétation luxuriante rappelle la proximité de l’Amazonie. Nous sommes à la frontière d’un autre monde : à quelques centaines de kilomètres à l’Ouest, un autre Brésil exulte et transpire. Danilo Carvalho est né, vit et travaille ici. La ville est quasi dépourvue d’espaces artistiques ; je rencontre à nouveau une forme de résistance, une posture qui préfère la périphérie au centre. Créer des narrations en marge est un choix radical, une manière de répondre au contexte accablant dont souffrent les artistes brésiliens. D’aucuns diraient que la périphérie est l’endroit de la réinvention : un espace qui convoque d’autres stratégies et intelligences.
Nous sirotons une cajuína nordestina, boisson traditionnelle au goût fumé, produite à partir de la noix de cajou. Au début des années 2000, Danilo Carvalho commence à capter des sons avec un microphone sous-marin afin de décrypter les vibrations ondulatoires de l’eau. L’artiste enregistre tantôt le son des glaciers de l’Antarctique, tantôt les grondements des cascades brésiliennes. Il archive ces rythmes aquatiques pour les insérer dans ses montages vidéos. À l’âge de 10 ans, on lui offre un Polaroïd. Il prend les photographies tandis que son grand-père rédige les légendes. Ce dernier analyse l’équilibre de l’image, promulgue des conseils techniques pour améliorer le travail de la lumière et formule des propos poétiques et philosophiques inspirés par les cadrages de son petit-fils. Adolescent, Danilo Carvalho réalise des films avec une caméra super 8. En parallèle, il s’intéresse aux mécanismes musicaux et choisit plus tard d’étudier la musique à l’Université. Sa rencontre avec le compositeur Hermeto Pascoal va modeler durablement ses recherches : il découvre un rapport moins technique et mathématique à la musicalité.
De 1998 à 2005, il joue de l’harmonica, de la trompette et du synthétiseur dans des groupes expérimentaux, comme “Realejo Quartet” et “Cidadão Instigado”. Il poursuit sa collection d’enregistrements, en quête des bruissements des villes et des paysages qu’il côtoie. Au fil des déambulations, il développe plusieurs techniques pour saisir les variations infinies du vent. Le projet “Mensageiro do vento” est inspiré des orgues que l’on trouve dans les églises. Au Nord-Est, le long du littoral, les dunes ponctuent le paysage environnant. Une myriade de sifflements venteux s’y croisent, s’échappent, ressurgissent. À la cime, on les entend souffler un instant quand soudain, au creux de la dune, le silence nous enveloppe. Danilo Carvalho recueille les sonorités de cet océan de sable, catalyseur de narrations et de fictions multiples. Pour lui, la vidéo est aussi une orchestration, un travail de tempo. À l’instar de Miles Davis qui composait avec peu de notes des mélodies complexes, l’artiste souhaite forger par l’image vidéo des harmonies minimales.
Lors d’un voyage en Argentine, il redécouvre la caméra super 8 avec le film “Sambatango”. Il part avec une seule pellicule pour tourner trois minutes d’images en une semaine. Il navigue d’une sphère à l’autre, de la musique au cinéma, même si on lui impose souvent d’appartenir à l’une des deux familles. Avec le film “Supermemórias”, il réutilise les images d’autres artistes et construit une iconographie peu narrative, ponctuées de captations de souvenirs et d’images abstraites. La multiplicité est un leitmotiv, Danilo Carvalho travaille toujours sur de nombreux projets à la fois et puise dans sa bibliothèque d’images et de sons pour articuler des symphonies filmées, des collages de partitions. Avec “Perdeu a Memória e Matou o Cinema”, film pensé à partir des images de l’artiste Solon Ribeiro, il compose avec des instruments de basse acoustique : un synthétiseur, un theremine, une guitare, un piano et une trompette. Un film doit avoir une identité sonore. Le son et l’image requièrent la même attention, simplement à l’écoute d’une bande son, on devrait pouvoir deviner qui est l’auteur du film. En bricolant son propre matériel, il adopte une posture d’artisan et préfère aux logiciels les instruments traditionnels qui produisent des compositions brutes, sensibles et directes. Dépourvus de filtres technologiques, ces procédés ne délivrent pas toujours de notes précises et laissent le hasard façonner avec l’artiste ses vidéos.
En 2005, il observe la tension croissante de la ville de Fortaleza. Les fusillades se multiplient, les habitants désertent la ville. Il filme plusieurs familles comme s’il voulait en imaginer une seule et déploie le kaléidoscope d’une cité qui vacille. Puis, il hérite des pellicules des premières images de Parnaíba en 1944 et recycle ces archives pour créer un collage vidéo mêlant captations du passé et du présent. De tout temps, les histoires de sa ville natale se transmettent de bouche-à-oreille, les images sont peu archivées. À la fois documentaire et fiction, le film “Parnahyba – As janelas olham devagar” est en cours depuis plusieurs années. Danilo Carvalho déplore que la création artistique soit aujourd’hui invisible dans le débat public. En outre, le gouvernement met en place de nombreux freins. Il est devenu très complexe de tourner à l’étranger pour les vidéastes et les réalisateurs brésiliens, à cause des taxes appliquées au transport de matériel. Danilo Carvalho souhaiterait fonder un département cinéma à l’université de Parnaíba, où le travail de mémoire reste à construire. Ce département pourrait prendre en charge l’archivage filmique de la ville. La sauvegarde d’une histoire révolue serait alors impulsée par un artiste plutôt que par un historien.
Texte Élise Girardot © 2018
Photos tous droits réservés : Danilo Carvalho